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La Maison d’Europe et d’Orient (MEO) a récemment organisé les manifestations « Dans le mur » et « Journées turques à Paris », au cours desquelles elle a programmé deux représentations par le Théâtre municipal de Nicosie (TMN), ainsi qu’une rencontre avec l’équipe artistique de ce théâtre. La République Turque de Chypre du Nord (RTCN) ayant financé les voyages et les séjours de cette équipe, la MEO l’a mentionné, comme c’est l’usage, sur sa promotion.

A cette annonce, l’Ambassade de la République de Chypre en France (ARCF) a fait part de sa désapprobation et formulé deux requêtes. La MEO a ensuite reçu d’autres messages, anonymes pour un grand nombre, qu’il faut qualifier de nationalistes, et qui contenaient des propos chargés d’approximations et d’amalgames douteux. La MEO a donc estimé nécessaire de préciser publiquement certains points.

La MEO tient tout d’abord à saluer tous ceux, Français, Grecs, Turcs, Chypriotes et bien d’autres qui sont venus en grand nombre voir le spectacle et rencontrer les artistes. Ceux-là seulement, qui n’étaient pas tous convaincus a priori, ont pu constater combien le « message » contenu dans l’œuvre du TMN était universel et pacifique.

Ensuite, et c’est la chose la plus importante, contrairement à ce qu’affirment les nationalistes, la MEO ne vise en aucun cas à minimiser de quelque façon que ce soit la douleur de tout ceux qui ont dû endurer les évènements chypriotes dans leur chair. Bien au contraire, la MEO souhaite que la justice et la mémoire soient honorées à Chypre comme partout dans le monde. Cela peut sembler une évidence pour tous ceux qui connaissent la MEO, mais il semble qu’il faille insister sur ce point auprès de certains autres.

La première requête qui nous a été formulée par l’ARCF demandait de « retirer ce spectacle du programme des deux manifestations ». Notre réponse a bien entendu été un refus clair et net.

Tout d’abord sur le principe ; la MEO ne pense pas que la censure d’artistes puisse faire avancer quoi que ce soit de positif. Nous pensons que seul le dialogue, et non la prohibition, peut y contribuer. Il n’appartient pas aux artistes de se taire là où les politiques ont échoué. Rien ni personne ne pourra réduire notre détermination à ce que des artistes, quelles que soient leurs origines et leur confession, puissent exercer leur art dans notre établissement.

Ensuite, dans le cas présent, il convient de savoir qui sont précisément ces artistes. Tout comme la MEO est un établissement indépendant, et non une institution, le TMN est un établissement municipal, et non national. Il a été le premier théâtre chypriote turc à travailler avec un théâtre chypriote grec depuis la division de l’île. Il continue régulièrement cette collaboration, sauf lorsque les nationalistes font pression sur les autorités de la République de Chypre pour empêcher les artistes chypriotes grecs de participer à des projets communs. Il est le théâtre chypriote turc le plus important pour tous les Chypriotes turcs. Enfin, les artistes de ce théâtre ont même été distingués par la République de Chypre lors de la dernière journée mondiale du théâtre de l’UNESCO. Une de leurs plus fameuses créations en République de Chypre ? La Paix, d’Aristophane.

La MEO aurait pu inviter une troupe chypriote grecque, ou une troupe mixte, tout aussi bien qu’elle a invité le TMN. Elle l’a fait selon le hasard de ses rencontres, selon ses moyens économiques, et en raison justement de la proximité entre la Saison de la Turquie en France et le 20ème anniversaire de la chute du mur de Berlin. La MEO estime que le rôle des artistes du théâtre consiste notamment à interroger les citoyens spectateurs. La MEO estime que la parole des artistes en marge est plus rare et que c’est un point supplémentaire pour les faire entendre. Ces représentations du TMN ont été les premières en France, et nous sommes fiers et heureux que cet évènement se soit déroulé à la MEO.

A l’origine, il était d’ailleurs également question d’une représentation du Théâtre Ashtar de Ramallah, sur le même thème du mur, mais un théâtre à Tunis a fait une meilleure proposition. A l’origine il était aussi question d’un projet collectif international, comme celui des « Petits / Petits » en 2001, qui avait emmené 50 artistes de 25 nationalités différentes à travers toute l’Europe orientale. Ce nouveau projet aurait relié nombre de villes divisées telles que Mostar ou Skopje, et bien entendu Nicosie. Il était d’ailleurs convenu avec chacun des théâtres qu’ils devaient s’efforcer de travailler en collaboration avec des artistes de la communauté d’en face.

La deuxième requête concernait la mention de la RTCN. L’ARCF considérait que du fait de cette seule mention, et du fait de la non-reconnaissance de la RTCN par la communauté internationale, nous cautionnions sa politique, ainsi que celle de la Turquie, la seule à la reconnaître.

La MEO, depuis sa création, a notablement œuvré pour le dialogue entre les peuples. La qualité et la quantité des personnes et des institutions qui lui ont accordé leur soutien est suffisamment éloquente. Rappelons que la MEO a été labellisée pour l’Année européenne du dialogue interculturel. Un simple regard sur sa programmation rend ridicule tout discours selon lequel nous aurions quelque mauvaise intention que ce soit, à l’égard de qui que ce soit. Sauf, bien sûr, à l’égard des nationalistes, qui utilisent les mêmes procédés que ceux qu’ils prétendent combattre, et qui présentent l’image la plus pitoyable de la cause qu’ils entendent défendre. On le sait bien, si le patriotisme est l’amour des siens, le nationalisme est la haine de l’autre.

La MEO pourrait être flattée de l’importance que lui accordent certaines institutions et personnalités grecques et chypriotes. En effet, ce n’est pas la première fois que nous travaillons avec des représentants officiels de Tchétchénie, du Kosovo, du Turkestan oriental et d’autres, et jamais à ce jour nous n’avons reçu de protestations de la Russie, de la Serbie, de la Chine et d’autres. On se souvient par exemple, à l’occasion de l’indépendance du Kosovo, d’une rencontre à la MEO lors de laquelle un ancien officier de l’Armée de libération du Kosovo (UCK), directeur de théâtre, devenu depuis conseiller du Premier ministre, et des Serbes kosovars et parisiens, avaient dialogué avec une grande dignité.

Rappelons que notre manifestation « Dans le mur » était organisée en partenariat avec l’Assemblée Européenne des Citoyens (AEC), branche française du réseau international pour la paix et les droits de l’homme Helsinki Citizens’ Assembly, qui compte parmi ses fondateurs un ancien président tchèque très connu et un premier ministre grec bien connu aussi. L’AEC nous a d’ailleurs renouvelé son soutien devant les évènements. Que lors de cette manifestation, sont intervenus des représentants de la Fédération internationale des Droits de l’Homme, du Parlement européen, et de nombreuses universités et organisations de la société civile. Que des représentants du Syndicat national des arts vivants et de la Fédération des associations culturelles européennes en Ile-de-France sont venus nous témoigner leur soutien. Que la manifestation était labellisée par la représentation en France de la Commission européenne pour l’opération « 1989/2009 – l’Europe libre et unie ». Tout le monde (suivant les dates et modes de relations) n’a pas forcément eu toute l’information absolument complète, mais tout le monde a reçu le programme définitif il y a déjà un bon moment et nous n’avons reçu que des compliments sur la proposition. Aucune institution française ni internationale n’a formulé de critique à ce jour.

Il est vrai par contre que certains nationalistes s’acharnent, particulièrement sur internet et dès qu’il est question des voisins de leur pays d’origine, à faire la part belle aux discours les plus détestables, et les moins propices à un règlement pacifique des situations concernées. La MEO avait ainsi déjà pu découvrir, sur la question de la Macédoine, que ce pays n’existait pas, pas plus que ses ressortissants, et encore moins sa langue… Sur un certain site internet, à la rubrique « humour », on a même droit à une blague d’un goût incomparable : A partir d’une photo d’un groupe d’Asiatiques, le jeu consiste à répondre aux questions suivantes : « Quel étudiant a l'air fatigué ? Qui sont les 2 jumeaux ? Qui sont les 2 jumelles ? Combien y a-t-il de filles sur la photo ? Qui est le prof ? »…

Tout cela est très loin de la position de la plupart des Chypriotes, grecs et turcs, que nous rencontrons régulièrement, qui sont des gens charmants et qui souhaitent dans leur immense majorité le règlement pacifique du conflit et la réunification de l’île. Nous partageons avec eux un idéal pour une île de Chypre régie par des valeurs d’harmonie, de démocratie et d’humanisme. Nous partageons avec la majorité des Européens, particulièrement en ces jours de célébration du 20ème anniversaire de la chute du mur de Berlin, le refus que la frontière à l’est de l’Union Européenne se termine par un mur de la honte. Il y a quelques jours à peine, le Représentant spécial du Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies à Chypre relatait combien les dirigeants chypriotes grec et turc, qui sont des amis de longue date, tenaient des « discussions bonnes et amicales ».

Vendredi 13 novembre 2009, les nationalistes précités ont fait irruption dans le bureau de la Maire de notre arrondissement, puis ont distribué un tract mensonger, faisant écho de propos qui, selon nos sources, n’ont pas été tenus. Puis ils ont rejoint la manifestation massive à laquelle ils avaient appelé afin d’empêcher la représentation, et distribué d’autres tracts invoquant haut et fort le respect du droit international et des résolutions de l’ONU concernant Chypre. Cinq personnes étaient finalement présentes.

Les représentants de la MEO leur ont répondu que celle-ci était favorable au respect de TOUTES les résolutions de l’ONU. Un représentant du Sénat et une juriste spécialiste du droit international leur ont expliqué que les résolutions de l’ONU ne prévalaient pas sur le droit français. La police nationale leur a notifié que leur manifestation, n’ayant pas reçu d’autorisation préfectorale, était illégale, et que leur distribution de tracts était également illégale, ceux-ci ne portant pas un certain nombre de mentions obligatoires.

Parmi ces nationalistes une artiste parisienne, originaire d’Athènes, déjà connue de nos services. Nous invitons les personnes en relation avec elle à simplement consulter son propre site internet. Ils y découvriront combien elle est incomprise de nombre de professionnels du théâtre en France, comme en République de Chypre. Elle a passé une bonne partie de la soirée à interroger les passants en leur demandant : « Vous êtes turc ? » Récemment encore elle diffusait son appel à la vengeance sur un autre site internet, entre un article intitulé « Passe derrière moi, Satan » et un autre commençant par « J’aime les fous de Dieu »…

Dans cet attroupement, se trouvaient également deux Chypriotes grecques sincères et sensibles, avec qui nous avons pu dialoguer pacifiquement. Elles désiraient rencontrer « leurs compatriotes ». Elles disaient ne connaître la plupart des autres manifestants que depuis le jour même et ignoraient presque tout de la situation réelle, y compris le fait qu’une rencontre publique au sujet de la situation à Chypre était justement organisée quelques jours plus tôt à la MEO.

Elles ont assisté au spectacle avec une grande dignité et ont apprécié de quoi il retournait donc très précisément. L’une d’entre elles nous a sollicité, à la fin de la représentation, afin de prendre la parole publiquement. Malgré la tension assez palpable dans la salle, dans laquelle se trouvaient notamment quelques diplomates concernés, j’ai pris le risque d’accepter. Elle nous a surtout fait part de sa douleur de voir son pays ainsi divisé et ses communautés ainsi séparées. Nous l’avons tous applaudie. La représentante du TMN lui a ensuite répondu, dans des termes comparables, ceux du désir de la réconciliation. Nous l’avons également tous applaudie. Quelques minutes plus tard, toutes ces personnes étaient dans les bras les unes des autres, et la soirée s’est prolongée autour du verre de l’amitié, en étreintes aussi chaleureuses qu’émouvantes.

Quelques heures plus tôt, j’avais eu une longue conversation avec un membre fondateur de la Communauté Chypriote de France. A la fin de cette conversation, nous avons échangé moult remerciements et mon interlocuteur s’est déclaré « fier et satisfait ». Je lui suis très reconnaissant d’avoir pris la peine de m’interroger et de m’écouter. Mais je n’en ai pas été totalement surpris. Un petit nombre des associations communautaires franciliennes sont effectivement contrôlées par des nationalistes. A la MEO se retrouvent un bon nombre des membres de ces mêmes diasporas, qui ne se reconnaissent pas dans des attitudes aussi « revanchardes », comme les nommait très récemment un ancien premier ministre français, très au fait de ces questions, sur la chaine Public Sénat.

Il faut savoir cependant reconnaître ses erreurs, et nous en avons fait au moins une. Nous avons effectivement sous-estimé combien l’évocation même de la question chypriote était une affaire extrêmement sensible, douloureuse. Probablement n’avons-nous pas communiqué d’une manière suffisamment claire pour que les personnes parmi les plus concernées comprennent sans équivoque nos intentions pacifiques. Nous faisons part de nos regrets à toutes les personnes sincères si par hasard nous les avons heurtées dans ce contexte. Nous tâcherons, en partenariat avec les personnes et les institutions soucieuses d’un dialogue constructif, d’organiser dès que possible de nouvelles rencontres à ce sujet.

Pour le reste, c’est le problème des relations entre les entreprises culturelles et les collectivités, entre l’artiste et le pouvoir qui est en question. La reconnaissance d’une collectivité pourrait-elle conditionner de manière exclusive toute relation avec elle ? Qui alors présentera et produira les artistes des collectivités non reconnues, de la RTCN, du Haut-Karabagh, de Transnistrie, d’Abkhazie, d’Ossétie du Sud, etc, dans leur expression et leur mobilité ? Ca commence à en faire beaucoup. La question de reconnaître ou non tel ou tel Etat se pose à la République Française. Pour sa part, plus que jamais, la MEO doit continuer à jouer son rôle d’agitateur, à soutenir le travail d’artistes européens que l’on ne voit jamais ailleurs, et à attirer l’attention du public sur ces « espaces suspendus ». Dès à présent, la MEO décide donc d’entreprendre un cycle de projets et de rencontres autour de cette Europe que l’on ne reconnaît pas.

Disons encore un mot sur la Turquie, puisque c’est elle qui est systématiquement désignée comme coupable. Je pense, à titre personnel, que c’est une piètre stratégie de traiter avec autant d’arrogance un pays aussi important, sur bien des plans, que la Turquie. Toutes ces histoires sont bien complexes, et certes la Turquie a encore bien des progrès à faire, tout comme la France et beaucoup d’autres pays, sur bien des points. Mais je pense qu’il pourrait être plus judicieux d’encourager les efforts conséquents réalisés par la Turquie contemporaine, plutôt que de cautionner des discours stériles.

Pour dernier exemple encore, je dois dire que la République de Turquie a été la première à soutenir notre prochain projet de publication, nommée Un œil sur le bazar - anthologie des écritures théâtrales turques, dans laquelle on retrouvera des auteurs turcs de Turquie bien sûr, mais également arméniens, kurdes, chypriotes, macédoniens et français. Et soyez certains que le Théâtre national de Syldavie vous en lira de larges extraits.

Toutes ces questions nourriront, à n’en pas douter, le débat sur l’identité nationale que certains ont voulu relancer en France, par pure coïncidence, à quelques mois des élections régionales. A bientôt, donc.


Dominique Dolmieu.

 

Christophe Girard
Adjoint au Maire de Paris,

Chargé de la Culture

Hôtel de Ville
75004 Paris

 

Paris, le 17 février 2011

 

Monsieur l’Adjoint au Maire, Cher Christophe Girard,

 

Je tenais tout d’abord à vous remercier chaleureusement pour le soutien que vous avez à nouveau témoigné à la Maison d’Europe et d’Orient en 2010. A ces remerciements est associée l’administration municipale, qui a fait le maximum pour que le versement intervienne au plus vite.

 

Je voulais également m’adresser à vous pour vous faire part d’un certain nombre de réflexions et attirer votre attention sur la situation actuelle de notre maison : aussi enthousiasmante sur le plan de ses activités et de ses relations avec le public, que catastrophique sur le plan économique. Il nous semble vital qu’elle puisse, au plus vite, reconstituer une trésorerie, déménager vers un autre lieu et bénéficier d’un budget en meilleure adéquation avec ses activités.

 

Vous nous avez renouvelé, lors de votre visite, votre soutien au développement de notre maison, avec son déménagement et sa transformation en pôle culturel européen. Lors de notre dernier entretien avec votre cabinet –il y a déjà un certain temps, celui-ci nous a confirmé ce soutien, mais en nous notifiant clairement qu’il se situait sur un plan moral.

 

Nous sommes bien conscients que les charges ne manquent pas au budget de la DAC et de la Ville de Paris, et que la « crise » ne favorise pas forcément le développement de projets. Mais nous restons profondément convaincus qu’un véritable espace d’action artistique et culturelle, indépendant et solidaire, pluridisciplinaire, de production et de diffusion, à vocation européenne, manque à Paris. Sans fausse modestie, nous pensons ne pas être les plus mal placés pour mener un projet ambitieux dans ce sens.

 

Vous connaissez nos activités et nos partenaires, et il me semble que nous avons faits nos preuves. On a parlé de nos activités jusque dans les négociations sous l’égide des Nations-Unies à Chypre… Vaclav Havel nous a cédé ses droits pour ses dernières pièces inédites… Les infirmières bulgares sont venues chez nous rencontrer leur comité de soutien, en présence de Christophe Najdovski… C’est chez nous que le Théâtre Libre de Minsk a été accueilli pour la première fois en France… Lors de l’une de nos dernières manifestations, « Russie en résistances », nos partenaires étaient Amnesty international, l’Assemblée Européenne des Citoyens, Avocats sans frontières, la Fédération internationale des Droits de l’Homme, Mémorial, Novaïa Gazeta, Reporters sans frontières, la Fondation Sakharov,… Nous accueillons continuellement de nombreuses personnalités du monde artistique, diplomatique et politique de la moitié de l’Europe…

 

Vous connaissez nos contraintes. Nous sommes une dizaine de personnes ici à travailler toute l’année, depuis six ans, sans lumière du jour. La configuration des locaux (pas de séparation entre les bureaux et l’espace public) complique considérablement un grand nombre d’activités, aussi bien dans l’accueil du public, que dans l’organisation des résidences et des formations. Nous sommes désormais quasi systématiquement en dépassement de notre capacité d’accueil, sans même parler de la jauge légale de notre lieu, bien trop réduite. Nous sommes constamment sollicités par de nombreux théâtres européens en tournée sans jamais pouvoir les accueillir. La plupart des établissements de la région avec laquelle nous travaillons fonctionnent dans des délais bien plus courts que leurs homologues occidentaux, ce qui rend très difficile toute possibilité d’accueil, alors que ces théâtres disposent souvent de la plus grosse partie des fonds nécessaires à leurs tournées.

 

Et c’est bien un public parisien qui vient désormais chez nous en nombre, parce qu’il sait qu’il pourra rencontrer des expériences artistiques et culturelles différentes, et tournées vers l’Europe. Il y a quelques temps encore, pour l’ouverture de notre festival du Printemps de Paris, 400 personnes sont venues participer à la fête de Novrouz. Violette Atal-Léfi était également présente, et pourra en témoigner si besoin. Mais vous connaissez déjà la place de notre maison dans le paysage culturel de la capitale. Une fenêtre inédite sur l’Europe, sur une autre Europe, encore méconnue, mais qui représente une part croissante de la population parisienne. Rappelons pour exemple notre initiative de constitution de la FACEF, la Fédération des associations culturelles européennes en Ile-de-France, véritable « Maison des Européens ».

 

Comme vous le savez, chaque année notre établissement est menacé de fermeture. Lors de nos précédentes difficultés, en 2009, nous avons lancé une pétition afin de sensibiliser nos tutelles au sort des objectifs que nous nous étions fixés. Notre réseau s’est fortement mobilisé, et notre appel à soutien a recueilli un millier de signatures (http://www.sildav.org/livredor). Cette mobilisation a contribué à la réévaluation de notre travail par nos divers partenaires institutionnels régionaux et nationaux, qui a abouti à une sensible augmentation de leurs financements, et une aide supplémentaire du Sénat. Nous avons également choisi de faire d’importants efforts d’économie et de gestion : suppression de postes, report ou annulation de divers projets. Grâce à tout cela, notre maison a pu sauvegarder l’essentiel de ses emplois et de son activité.

 

Aujourd’hui, la pression croissante sur les budgets culturels et les différentes orientations de politique culturelle de nos tutelles accentuent encore le paradoxe de notre situation. Il y a quelques temps Danielle Fournier déclarait à La Lettre du Spectacle combien elle estimait que « des lieux dynamiques comme la Maison d’Europe et d’Orient travaillent dans une fragilité financière permanente ». Je dois vous avouer que nous avons de plus en plus de difficultés à remplir nos missions dans des conditions professionnelles. Je ne connais pas avec précision le budget des autres établissements comparables au nôtre, mais je voudrais vous rappeler notre budget actuel :

 

(K€)

2008

2009

2010

ETAT

148

131

145

REGION

89

109

108

VILLE

39

64

35

FONDS PROPRES

48

55

50

TOTAL

324

359

338

 

Et plus en détail concernant la Ville :

 

(K€)

2008

2009

2010

DAC/DPVI

32

32

31

MAIRIE 12

7

4

4

INVEST

0

28

0

TOTAL

39

64

35

 

Dès le début de votre premier mandat, vous avez choisi de soutenir notre travail, et nous vous en sommes une nouvelle fois reconnaissants. Mais aujourd’hui la participation de la Ville ne représente plus qu’un faible pourcentage de notre budget global, et elle est même inférieure à nos fonds propres… Enfin si on regarde à quelles dépenses ces subventions sont affectées en priorité, on constate que la RIVP a de son côté fait passer le loyer de 17.520 euros en 2005 à 19.181 euros en 2010.

 

Pour vous donner une meilleure idée, la dernière subvention votée par le Conseil de Paris n’a simplement permis que de rembourser un trimestre d’avance de trésorerie faite par… ma mère. Car c’est bien ma propre mère qui a permis, depuis un an, la survie de notre établissement en payant les salaires de l’équipe, en attendant le versement de chaque subvention. Vous vous souvenez que le Crédit municipal de Paris a décidé de nous éliminer de sa clientèle et ne nous fait plus un seul centime de cadeau. Ma mère est récemment décédée, et ce fonctionnement, de toutes façons improbable, n’est plus possible.

 

Nous n’avons pu payer les salaires des deux derniers mois que grâce à un emprunt contracté auprès du fonds de solidarité de la NEF et du réseau Actes-if. Nous nous apprêtons à nous endetter encore davantage, auprès du fonds Paris Initiative (France active). Les charges sociales du dernier trimestre n’ont pas été payées, ni le loyer à la RIVP, et il n’y a plus un centime pour payer quoi que ce soit avant le versement des premières subventions, qui n’interviendra pas avant fin avril. Il y a donc urgence.

 

Comme vous le savez, Danielle Fournier a fait une proposition d’amendement pour le groupe Les Verts, pour une augmentation de notre subvention, notamment en raison de la situation de notre établissement. Malheureusement cet amendement n’a pas été adopté, le Parti Socialiste ayant voté contre. Je me suis adressé au président du groupe socialiste au Conseil de Paris, « par souci d’efficacité, afin de mieux comprendre la politique municipale et trouver une plus grande force de conviction », et pour « mieux connaître les motivations qui ont amené ce vote ». Malheureusement cette requête est restée lettre morte.

 

Il y a quelques temps, j’ai été contacté par Régis Hebette, devenu depuis co-président du réseau Actes-if, au sujet d’un mouvement d’occupation au 104. Etant membre du conseil d’administration de ce réseau, je m’y étais rendu pour l’entendre notamment me transmettre une suggestion d’une élue locale : « Pourquoi n’occupez-vous pas l’Echangeur, ou la Maison d’Europe et d’Orient ? » Amusant, flatteur, certes, mais... Régis Hebette m’a également fait part de l’entretien qu’il avait eu avec vous à l’occasion de cette occupation, concernant le financement de notre maison par la Ville. Je dois donc vous confirmer que le montant de l’aide de la Ville de Paris à notre établissement est bien en baisse.

 

Il y a quelques temps, vous avez pris l’initiative, via Anne Perrot, de consulter un panel de professionnels sur votre politique en matière de spectacle vivant. J’ai ainsi été invité à deux réunions au titre de représentant du Synavi, et demandé que soit également invité Frédéric Hocquard, alors président du réseau Actes-if, devenu depuis directeur d’Arcadi. Mais les chiffres ont été présentés la première année pour l’exercice budgétaire, puis la deuxième année pour la saison, rendant toute comparaison impossible. Au cours de ces réunions, nous avons entendu l’administration déclarer à plusieurs reprises que « aucun critère n’est éliminatoire à lui seul ». Lorsque j’ai présenté ensuite une demande d’aide à la création pour ma compagnie (concernant Balkans’ not dead), on m’a répondu que ma demande n’était pas recevable en raison du nombre insuffisant de représentations. Tous les critères étaient bien remplis –sauf un. A ma demande d’explication, on m’a répondu que le nombre de représentations n’était pas un « critère », mais une « condition ».

 

De même, suite à plusieurs réunions de travail avec l’administration, je vous ai adressé, au nom du Synavi, toute une série de propositions visant à améliorer le dispositif des aides à la création qui est, vous le savez, archaïque. Comment est-il possible, par exemple, après les évènements de 2003 liés à l’intermittence, que la Ville ne prenne toujours pas en compte le coût des répétitions dans ses calculs ? Vous avez répondu que vous donneriez un examen attentif à ces propositions.

 

Plus récemment, nous avons fait une nouvelle demande, concernant Cette Chose-là, du bulgare Hristo Boytchev. On nous a répondu que « vu l’origine du texte », la commission avait mandaté un de ses membres pour venir voir le spectacle et donner un avis en meilleure connaissance de cause. S’il avait été question de la Kabardino-Balkarie, ou de la Karatchayevo-Tcherkessie, j’aurais compris. Mais la Bulgarie est-elle un pays si lointain ? Les textes de Hristo Boytchev n’ont-ils pas déjà été montés, par Didier Bezace, au festival d’Avignon ? N’est-il pas l’un des auteurs contemporains européens les plus joués dans le monde ? Irina Bokova, qui fréquentait notre établissement lorsqu’elle était encore ambassadrice de Bulgarie, n’est-elle pas à présent directrice générale de l’UNESCO ? A la vue du spectacle, les représentants de la commission ont donné un avis favorable. Le montant de l’aide, pour 22 représentations avec un plateau de six acteurs, et une tournée dans deux théâtres nationaux à l’étranger, a été évalué entre 3 et 5.000 euros. Certes la jauge de notre maison est réduite, mais d’un coup, je me suis senti rajeunir. Après 20 ans de métier, voilà ma compagnie redevenue une structure émergente. Mais au-delà de l’anecdote, cela donne la juste mesure du travail qui reste à accomplir dans la construction européenne.

 

Les parisiens ont la chance de disposer, sur leur territoire, de différents réseaux, organisés ou non, dont peu de villes en Europe peuvent se targuer. Qu’ils s’agissent de centres de ressources, de pôles liés aux écritures théâtrales, de diverses revues, de structures de proximité à caractère solidaire, ou de celles opérant notablement sur le plan international. Vous les connaissez, nous en sommes.

 

Il nous semble qu’un certain nombre de ces structures, et la nôtre en particulier, remplissent de façon évidente une mission de service public supplémentaire à celle de la production artistique au sens strict. Elles remplissent, pour la plupart, une fonction largement reconnue par le public et par les professionnels comme étant d’utilité collective. Elles réalisent leurs activités aussi bien avec prestige, sur les plans local et international, qu’avec disponibilité, dans leur action culturelle de proximité. Vous le savez également, elles occupent une place nettement différente de celle que peuvent occuper les institutions.

 

Il nous semble que, de manières diverses, ces structures jouent un rôle crucial sur les plans économique et social, assurent une part non négligeable de la vie culturelle à Paris, qu’elles sont un maillon essentiel entre la diversité des publics et des cultures, qu’elles proposent un modèle tangible de développement durable.

 

Il nous semble que cet échelon de ces lieux dits « intermédiaires », pourtant crucial à notre sens, est mésestimé.

 

Peut-être certaines structures pourraient-elles faire l’objet d’une distinction de votre choix (conventionnement, labellisation, nouveau statut du type établissement municipal –ou mixte- à caractère solidaire ou international, etc…) et en tous cas, d’une nouvelle évaluation des moyens qui leur sont attribués.

 

Car à présent, en ce qui nous concerne plus directement, nous luttons quotidiennement pour trouver des moyens en adéquation avec nos activités et nos ambitions.

 

Fonctionner avec des locaux et des moyens trop réduits est désormais définitivement contre-productif. Nous sommes très reconnaissants à la Ville de Paris et à la Mairie du 12ème qui, avec l’attribution en 2004 des locaux passage Hennel à notre maison, lui a permis de s’ouvrir à un public plus large. Mais plus personne ne comprend à présent que le soutien de la Ville n’évolue pas sur un rythme comparable à celui de l’économie et de la construction européenne, et que des locaux et/ou des moyens plus importants ne soient pas attribués à notre maison.

 

Aujourd’hui, notre établissement est à un moment décisif. La suite logique de notre développement demande que notre projet prenne place dans un lieu un peu moins étroit. Notre reconnaissance à l’échelle parisienne et européenne est réelle, mais elle assimile bien trop, nous le pensons, les missions que nous défendons à un caractère confidentiel, voire semi-clandestin : une cave, une caverne exigüe, en contrebas, cachée dans le coude d’un passage. Un autre espace pourrait rendre possible l’accueil de véritables spectacles, pour une centaine de spectateurs, et la réalisation de notre projet de maison des associations européennes. Il permettrait à notre maison d’accueillir davantage de public, de participer à des projets d’envergure. Mais cela voudrait dire porter notre subvention à un niveau plus substantiel.

 

Pensez-vous qu’une telle perspective, à court ou moyen terme, soit envisageable ?

 

Nous avons nombre de projets passionnants pour 2011. Organiser une fête de Novrouz (classée l’année dernière au patrimoine immatériel de l’UNESCO) plus large, avec la Maison d’Asie centrale ; la 8ème édition du Printemps de Paris ; une nouvelle manifestation, « Nulle part (ailleurs) » avec Bernard Dréano et l’Assemblée européenne des citoyens, avec l’accueil d’artistes de Chypre du nord, du Haut-Karabagh, du Kosovo et d’ailleurs ; une autre nouvelle manifestation, « l’Europe des théâtres », qui rencontre déjà un engouement fulgurant, et qui se déroulera dans plusieurs lieux parisiens aussi bien que dans différentes villes en Europe, pendant tout le mois de juin ; des partenariats avec plusieurs festivals de cinéma, européen et étudiant ; un festival de musique. Nous participerons à la Semaine des cultures étrangères, à la Journée européenne des langues, au Passeport pour les langues (pour lequel nous proposons plus d’une quinzaine d’ateliers gratuits, soit environ un tiers du programme du FICEP), à la Nuit blanche, etc. Nous avons deux anthologies en préparation, une concernant la Croatie, dont j’espère qu’on ne tardera plus encore à annoncer l’entrée dans l’union, et une autre concernant la Biélorussie. Nous tournerons Cette Chose-là, notre dernière création, dans une demi-douzaine de pays d’Europe, et proposerons une nouvelle création, Le Démon de Debarmaalo, dont je vous livre ci-après un court extrait : une histoire qui vient de l’Ile de la Cité et a fait le tour du monde avant de nous revenir, huit siècles plus tard.

 

Pensez-vous qu’un tel programme puisse bénéficier d’un soutien renforcé de la Ville de Paris ?

 

Je serais très heureux de vous rencontrer à nouveau pour m’en entretenir avec vous.

 

Je vous prie de croire, Monsieur l’Adjoint au Maire, Cher Christophe Girard, à l’assurance de nos sentiments respectueux et dévoués.

 

Dominique Dolmieu.

Il y a deux ans, en Tchétchénie, était enlevée et assassinée la défenseure des Droits de l’Homme Natalia Estemirova, journaliste et membre du bureau de Grozny de l’ONG "Memorial". Cet événement avait provoqué une forte réaction au sein de la communauté internationale, y compris de la part du président de la Fédération de Russie Dmitri Medvedev.
Oleg Orlov, président de "Memorial" fut attaqué en justice le 13 août 2009 pour diffamation après avoir accusé le président de la République de Tchétchénie, Ramzan Kadyrov, d’être responsable de la mort de Natalia Estemirova. Il fut condamné à verser 20 000 roubles par la juridiction civile, et fut acquitté le 14 juin 2011 par la juridiction pénale. La FIDH, à l’occasion de la deuxième commémoration de l’assassinat de Natalia le 15 juillet 2011, publie la déclaration qu’il a prononcée à la fin de son procès. Ce dossier rassemble ensuite communiqués et rapports relatifs au procès d’Oleg Orlov et à la situation des droits de l’Homme et de l’ONG Mémorial en Tchétchénie.


Dernier mot d'Oleg Orlov /Président du Bureau du Centre des droits de l'Homme Memorial lors du procès Kadyrov vs. Oleg Orlov

Très honorables membres de la Cour,

Je ne me repens pas d’avoir publiquement prononcé les mots qui me sont reprochés, ni de les avoir publiés dans un communiqué de presse du Centre de défense des droits humains Mémorial, ni d’avoir contribué à diffuser ce communiqué de presse.

Je ne me repens pas, car mes paroles ne constituent pas un crime.

Cela a été brillamment démontré par mon avocat, Henri Markovitch Reznik, dans sa plaidoirie limpide et convaincante.

En démontrant ici mon droit à dire ces mots, je défends le droit des citoyens russes à s’exprimer librement. Ce droit nous est garanti par la Constitution de la Fédération de Russie, par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, par la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU et par de nombreux autres documents.

Le fait même qu’une enquête ait été ouverte à la suite des mots que j’ai prononcés et qu’on veuille me faire condamner au pénal constitue une attaque non dissimulée contre la liberté d’expression. Tout cela indique, une fois encore, que la liberté d’expression est menacée en Russie. Dans la république de Tchétchénie actuelle, on ne peut exprimer en public que des opinions qui correspondent intégralement à celles d’une personne précise : le président de cette république. Dans le reste de la Russie, la répression de la liberté d’expression n’a pas encore atteint la même ampleur. La décision que la Cour prendra dans la présente affaire va soit rapprocher notre pays du despotisme soit, au contraire, contribuer à la protection des droits humains fondamentaux et à la défense de l’image européenne de la Russie.

La deuxième raison pour laquelle je ne me repens pas, c’est que j’ai dit la vérité.

Cela a été démontré de façon irréfutable au cours de ce long procès.

Cela découle des dépositions des témoins – et pas seulement des témoins présentés par la défense, loin de là. Les dépositions de plusieurs témoins convoqués par l’opposition dessinent également un tableau très clair de la situation qui prévaut aujourd’hui en Tchétchénie.

Cela a été justifié tout au long du procès dans mes propres déclarations.

Votre honneur ! Je ne veux pas dire que rien n’a changé dans la république de Tchétchénie durant ces dernières années. La partie adverse cherche à me présenter, ainsi que mes collègues, comme des diffamateurs acharnés de la situation en république de Tchétchénie. Ce n’est pas le cas. Nous constatons avec joie que, désormais, les gens ne périssent plus sous les bombardements de l’aviation et de l’artillerie. Les habitants de la Tchétchénie ont restauré les villes et les villages détruits. Nous avons souligné ces faits et nous avons spécifiquement souligné le mérite des autorités de la république dans ce domaine. Mais cette tendance ne s’est pas confirmée.

Les kidnappings ont repris de plus belle, de même que les punitions collectives visant à intimider la population. Il est devenu extrêmement dangereux, presque impossible, d’exprimer ouvertement une opinion indépendante. Natacha Estemirova a dénoncé tout cela, en paroles comme dans ses écrits. C’est pratiquement un régime personnel absolutiste qui a été instauré en Tchétchénie. L’atmosphère dans la république est devenue irrespirable.

Votre honneur, cela fait dix-sept ans que nous travaillons en Tchétchénie. Même aux pires moments des opérations militaires, quand les bombardements et les « nettoyages » étaient quotidiens, nous n’avons pas vu dans les yeux des habitants de Tchétchénie une peur telle qu’aujourd’hui.

La Cour s’est vu remettre une grande quantité de matériaux et de témoignages sur les crimes graves commis par des personnes agissant au nom des autorités de la république et sur l’impunité qui entoure ces crimes. Sur les violations régulières de la loi partout dans la république. Sur le climat de peur généralisée qui règne en Tchétchénie. Sur les pressions que des officiels de la république de Tchétchénie exercent sur les défenseurs des droits humains, sur les insultes dont ils les abreuvent, sur les menaces qu’ils adressent à ceux qui osent les contredire en public. Et concrètement sur les insultes et les menaces de Kadyrov à l’encontre de Natalia Estemirova. Enfin, sur ce que signifient de telles menaces en Tchétchénie quand elles émanent de Kadyrov.

Tous ces éléments, tous ces témoignages démontrent qu’il n’y avait pas de mensonge dans mes paroles. Ils prouvent que mes mots reflétaient la vérité. Par conséquent, je n’ai pas à me repentir.

Enfin, il y a encore une autre raison pour laquelle je ne me repens pas. C’est la raison principale.

Dire publiquement ce que j’ai dit le 15 juillet 2009, je le devais à mon amie assassinée, à cette personne lumineuse et admirable qu’était Natacha Estemirova.

Natacha Estemirova était, de par sa nature profonde, incapable d’accepter l’arbitraire, l’injustice et la cruauté, quels qu’en soient les auteurs – qu’il s’agisse des forces fédérales, des autorités de la république de Tchétchénie ou des insurgés. C’est pour cette raison que tant de gens se tournaient spontanément vers elle, demandaient son aide. Elle s’est battue pour sauver des victimes de kidnappings et de tortures. Pour les réfugiés que les fonctionnaires expulsaient des camps provisoires où ils avaient trouvé refuge, les laissant à la rue. Pour le droit des habitants des villages des montagnes à rentrer chez eux. Pour que les parents puissent au moins découvrir ce qui était arrivé à leurs fils, emmenés de chez eux par des hommes en armes. Pour la dignité des femmes de Tchétchénie. Et avec tout cela, elle trouvait encore la force nécessaire pour s’occuper de questions spécifiquement sociales : par exemple, elle a aidé les étudiants tchétchènes à conserver, face à des compagnies de transport monopolistiques, des prix bas pour les bus qui leur permettaient de rejoindre Grozny depuis les campagnes.

Natacha pouvait à bon droit être appelée « protectrice du peuple ». Elle a sacrifié sa vie aux autres en défendant leurs droits, leur liberté, leur vie.

J’en suis certain : Natacha Estemirova est de ces personnes qui font la fierté du peuple tchétchène, la fierté de toute la Russie.

J’en suis certain : plus tôt qu’on ne le pense, l’avenue que Natacha aimait tant à Grozny et qui porte aujourd’hui le nom de Poutine retrouvera son vrai nom, l’avenue de la Victoire. Et pas très loin de là, il y aura une rue Natacha Estemirova.

Ses ennemis étaient ceux qui estiment que la fin justifie les moyens, que la guerre permet de dissimuler tous les crimes, que la force brute règle tout. Ceux qui n’accordent aucune valeur à la vie et à la dignité humaine.

Ne pas dire la vérité sur la responsabilité que porte pour sa mort l’homme qui a créé un système de pouvoir personnel presque illimité ‑ un système d’illégalité légalisée, un système ouvertement hostile à des gens comme Natalia Estemirova ‑, ne pas dire cette vérité était impossible. Cela aurait été un acte de trahison et de lâcheté. C’est pourquoi j’ai pris sur moi la responsabilité de dire ce qui devait être dit ce jour-là.

Ici, devant ce tribunal, je défends les paroles que j’ai prononcées. Ce faisant, je rends de nouveau hommage à la mémoire de cette personne lumineuse que fut Natacha Estemirova.
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Traduction : FIDH

A consulter : http://www.fidh.org/Le-15-juillet-2011-marquera-la