Maïdan inferno relève à la fois du théâtre d’agit-prop, du théâtre d’intervention, du théâtre témoignage et du reportage cinématographique ; entrelacs de formes d’écriture artistique qui explique la force d’impact de ce texte. L’auteur, Neda Nejdana, est ukrainienne et elle s’appuie sur des documents authentiques fournis par les journaux et des témoignages véridiques, saisis sur le vif des événements, pour évoquer une époque toute proche et restituer des faits qui ont laissé dans les corps et les cœurs des blessures ouvertes, mortelles pour certaines. Néanmoins, en tant qu’intellectuelle, Neda Nejdana prend une certaine distance avec ce qu’elle relate : sa composition complexe permet à sa pièce d’être à la fois chorale et réflexive, unanimiste et intime, d’en appeler à l’action ou à la réaction directe en même temps qu’elle place de longs textes, sous forme de monologues, dans la bouche des deux protagonistes, Ania et Oreste, saisis dans leur relation personnelle. C’est un talent rare de pouvoir ainsi se placer dedans et dehors, participer à l’exaltation (et à la peur) commune aux manifestants du Maïdan, tout en gardant le recul nécessaire pour éviter le simplisme d’une opposition manichéenne entre deux forces, et pour donner au lecteur/spectateur non ukrainien de quoi alimenter son propre jugement critique.

 

Neda Nejdana ne cherche nullement à partager les torts entre des insurgés pacifiques et des brutes répressives mais elle échappe à la tentation de transformer un événement devenu presque mythique (comme l’occupation de la place Tianan men à Pékin) en une geste épique ; celle-ci aurait l’inconvénient d’occulter le poids d’humanité vivante et souffrante qui donne à la pièce son authenticité et sa puissance d’émotion. Les personnages en effet ne sont pas symboliques, mais individualisés, même si certains (comme le Séminariste) ont quelque chose de schématique qui les transforme en représentants typiques de telle ou telle orientation psychique ou idéologique. Ce qui n’est le cas ni avec Ania ni avec Oreste. Quand Ania, après avoir participé au mouvement de protestation civique, rentre chez elle et se fait matraquer par la milice, elle perd conscience et se retrouve à l’hôpital aux côtés de son ami Oreste qui, lors d’une manifestation antérieure, a sans doute été tué. Ils achèvent alors, post mortem, leur déclaration d’amour réciproque qu’ils n’avaient pas osé mener à son terme de leur vivant. Dans la discrétion d’une fiction située dans le no man’s land de la mort, une intense douleur joyeuse jaillit de ces noces funèbres. A la fin, toute morte qu’elle est (sans doute) Ania se retrouve avec ses amis, sur les barricades, dans une dernière scène fantasmatique, pour fêter une victoire illusoire sur l’ « ancien régime », alors que la radio annonce que la Douma russe vient d‘autoriser l’armée à entrer en Ukraine pour défendre la démocratie ! Rien n’est donc acquis : conquérir les libertés les plus élémentaires est un travail de Sisyphe.

 

Néanmoins la sensation d’un cycle jamais achevé de petites réussites et d’échecs sanglants, pas plus que la souplesse et la fragmentation brechtienne du récit en sous-ensembles très divers n’empêchent nullement l’exaltation, voire l’utopie, de prendre le dessus. La référence finale au mot d’ordre des révolutionnaires français de 1792, « La liberté ou la mort ! » nous fait souhaiter que les Ukrainiens (qui sont loin d’avoir dépassé le conflit dont la pièce est nourrie) accèdent à la liberté sans la payer de leur vie, mais par des moyens pacifiques et démocratiques. Le « tout ou rien » des révolutionnaires d’antan reste cependant et malheureusement d’actualité : la violence et la haine de l’autre sont toujours aussi vivaces ; elles ont simplement décuplé leurs forces en mettant au service du pouvoir les mensonges et les hypocrisies des media. Dimension qui n’échappe nullement à Neda Nejdana.

 

En somme, sans être prophétique la pièce, toute sombre qu’elle est, va dans le sens de la réalité politique actuelle de l’Ukraine. Elle a, pour les autres Européens, valeur d’information et de mise en garde. Même si l’Occident n’est pas menacé d’une prise de pouvoir par un nouvel Hitler ou un nouveau Staline, les sources d’affrontements, de violences et de refus d’autrui sont toujours aussi puissamment alimentées, avec les mêmes méthodes de déni de la vérité. « Le Maïdan est vivant, comme si c’était le rythme de mon cœur », déclare Ania, morte pourtant. Forte leçon de courage, bonne à imiter ; émotion et générosité des personnages, précieuses à partager ; lucidité intellectuelle, utile à entretenir, tout cela est l’apport de cette pièce. Que Neda Nejdana en soit remerciée.

 

Michel Corvin (2015).