La conscience est le début des arrachements de soi, que nous tire la liberté, et la liberté est à son tour le début des tumultes et des tourments de la conscience de soi. Au-dessus de la plaine, de Claire Gatineau, livre la voix, tout extérieure et tout intérieure en même temps, d’un fils en mal d’espace et de vie. Cette voix déborde ; elle débonde et le dépasse par la force irrémissible et invisible qui l’excite à partir, à quitter sa terre, à changer de corps. Le fils entend cette voix de l’invisible. Elle le pousse à sortir de lui-même, à être, à exister. Et cette existence furieuse l’engage à couper les ponts, le cordon ombilical, à passer les barrières, à refuser d’en poser de nouvelles, à franchir les cols, à casser le miroir pour voir ce qui se cache derrière. Liberté ? Oppression ? Mystères. Coûte que coûte fuir l’enfermement. Bannir les frontières au risque de se perdre ailleurs dans un travail d’exploité, nimbé du souvenir lancinant d’un monde bienveillant mais perdu, d’où l’on est et on est né, avec la sensation indélébile de la main de sa mère caressant tendrement les cheveux d’un garçon presque encore innocent. Aveugles voyants, aveugles espérants : « En ceux-là mêmes qui voient le moins, il y a toujours quelque chose qui agit en silence comme s’ils avaient vu (1). »

Au coeur de cette partition se pose la question de celui qui se bat contre lui-même et contre les autres son couple, sa famille, son univers social pour aller voir et toucher ce qu’il ne faudrait ni voir ni toucher. Cependant, au risque de se perdre ou de se brûler les ailes, la pulsion curieuse, l’envie de l’inconnu ébranlent et irradient la volonté de changement du fils, jusqu’à le mettre à part et le laisser incompris. Nul ne sait ni ne peut outrepasser les limites avant d’avoir été confronté au temps, au rythme du rêve et de l’oubli, au battement du désir, au manque inextinguible, à la soif de dépasser les tabous et les interdits. De plus, dès que le fils a vraiment quelque chose à dire, il est obligé de se taire comme si l’invisible en lui l’incitait à n’en pas parler jusqu’à ce que ça la chose le mette en branle, voire en transe : désirer ardemment partir et ne le dire qu’en acte. Quand faire c’est dire.

Quoi faire ? Quitter. L’annonce d’un train en partance, haut-parleur et silence des pas du partant, des mots sortis des lèvres de ceux qui restent, ouvre le texte :

« Toujours il y en a un qui part

et on le laisse partir

on l’embrasse, on le réchauffe

depuis que la terre

n’a plus de valeur

depuis que la perdre n’est rien. »

Le voyage du fils d’Albanie clôt le récit. Qu’a-t-il trouvé ailleurs ? Qu’a-t-il perdu ici, dans son pays ?

« Ne pleure pas mon cœur

Ne sois pas affligé

Car ce qui fut et n’est plus

C’est qu’il n’a pas été 2. »

Claire Gatineau laisse entendre ainsi par-dessus les dialogues ordinaires de la raison des autres (le père, la gendarmerie à quoi appartient le fils) et des sentiments intimes (l’épouse, la mère), le dialogue ininterrompu de l’être et de sa destinée. Mais elle nous parle aussi de l’exil, de ceux qui se sont fait la belle par obligation ou par volonté d’émancipation et reviennent en vacances, en vacances et peut-être vaincus. Elle dit aussi la radicalité des lois que les forces de l’ordre appliquent sans se soucier jamais de leur bienfondé, sans même parfois réfléchir.

En uniforme de gendarme, le fils représentait l’État, la loi. Lorsqu’en silence il se dépouille des signes de sa fonction « Au poste, le fils remet aux deux gendarmes les différentes pièces de son uniforme ; il en vide les poches et fait disparaître toute trace personnelle. » , il devient anonyme, un parmi les autres, un humain parmi les siens, seul devant lui-même et face à ce qui l’attend dont, en vérité, il ignore tout. Sauter. Vider les lieux, son lieu, la terre natale. Par où ? Vers où ? Il n’en sait rien d’avance, n’en effleure que des mirages. Tout se passe ici dans un ciel qui ne prévient jamais, qui n’avertit pas. Il ne sait pas encore que l’autre vie prend racine en nous-mêmes, en notre attachement viscéral à ce qu’il nous fut donné d’être. Plus on s’éloigne de soi et des siens, plus on souffre de cette mélancolie du mal du pays, du mal d’être, du mal-être. Ailleurs, ne plus être reconnu, ne plus avoir la reconnaissance dans l’acceptation et l’affrontement des consciences. Ailleurs, vivre étranger dans l’étrange maladie de soi. Combien coûte le sempiternel exode vers des avenirs meilleurs qui ne disent pas le malheur des concessions incommensurables et de l’oubli de soi ? Mirobolantes illusions. Visions. Rêves. Sans rien voir d’extérieur, le fils cependant voit. Mais quoi ? L’ineffable regard de cette femme albanaise, étrange étrangère silencieuse, rebelle et fière, qui l’arrête, l’immobilise, femme aux pieds nus, seule, avec un petit au sein, un enfant à ses côtés et un adolescent tendu derrière elle. Indicible relation où les mots n’en peuvent mais. Et le regard de cette femme l’entraîne, l’invite à partir, lui tend le miroir fascinant de sa possible perte, inscrit possiblement dans sa prise de liberté. Telle une pythie, la femme qui doit se cacher, qui demande de l’aide, révèle par sa présence l’énigme du destin.

Alors, le fils touchera bientôt le fils sans savoir d’où ça lui vient, si ce n’est la fascination du regard d’une femme, une Albanaise en fuite, dont l’échappée vers l’Europe n’aboutira pas, et qui lui apparaît par trois fois dans ses rêves. Rien n’est visible dans ce regard, proche de celui de la Gorgone, qui glace et tue « La femme, l’Étrangère, son regard m’a tué. » , et pourtant le fils accepte tout, jusqu’aux événements qui le conduisent irrésistiblement à franchir le col, les barrières, les frontières, la mer. Qui dira si la force des actions sont nous-mêmes ou si nous ne sommes qu’elles ? Nous avons l’habitude de passer sous silence ce que notre main, notre corps n’atteignent pas, car nous vivons à côté de notre vie jusqu’à l’évanouissement.

« La femme albanaise lève les yeux et fixe ceux du fils habillé en gendarme ; ils se regardent, le fils chute et tombe dans les bras du vieux gendarme qui le fait passer dans ceux du jeune gendarme qui le fait passer dans ceux du père qui le fait passer dans ceux de l’épouse ; le fils chute et passe dans les bras de ceux qui forment le chœur de ceux qui restent. »

Ainsi trouve-t-il la voie de ce qu’il cherche et craint. Oubli de soi pour se retrouver au cœur même de soi. En quel jour, en quelles contrées sera-t-il enfin ce qu’il veut être ? Lui-même ne le sait pas. Les autres encore moins. Peut-être court-il à se connaître lui-même dans des régions qu’il n’appréhende pas mais lui sont redoutables, peuplées de gens rejetant celui qui ne leur ressemble pas, habités par leur exclusion compulsive de l’autre. Qu’est-ce qu’un réfugié dans un pays qui n’est pas le sien ? Une pièce rapportée. Qu’est-ce qu’un étranger rentrant dans son pays après l’exil volontaire pour un travail souvent peu considéré et mal rémunéré ? Une pièce déportée.

« […] voyage à l’envers,

nous voyageons chacun à rebours, l’un de l’autre, mais jamais nous ne faisons le même voyage,

faire le même voyage,

un seul et même voyage

et casser le monde, en d’autres morceaux encore,

casser le monde, casser le monde en mille morceaux, casser le monde, en mille morceaux, casser le monde, casser le monde, en mille morceaux, en mille morceaux,

casser le monde. »

Ou son monde. À trop vouloir casser, tout un chacun finit, peut-être, par se briser et se faire casser lui-même. Derrière les barrières, le fils a touché à la violence des grilles où l’on se sent seul et prisonnier jusque dans sa terre natale. Peut-on, doit-on, faut-il, veut-on « agir ou ne pas agir » ? Mais, qu’est-ce qu’agir ?

 

Daniel Lemahieu,

écrivain de théâtre (2008).

 

1. Maurice Maeterlinck, Le Trésor des humbles, Bruxelles, éditions Labor, 1998, p. 147.

2. Chanson populaire citée par Jacques Prévert in Fatras, Paris, Le Livre de poche, 1971.