Christophe Girard
Adjoint au Maire de Paris,
Chargé de la Culture
Hôtel de Ville
75004 Paris
Paris, le 17 février 2011
Monsieur l’Adjoint au Maire, Cher Christophe Girard,
Je tenais tout d’abord à vous remercier chaleureusement pour le soutien que vous avez à nouveau témoigné à la Maison d’Europe et d’Orient en 2010. A ces remerciements est associée l’administration municipale, qui a fait le maximum pour que le versement intervienne au plus vite.
Je voulais également m’adresser à vous pour vous faire part d’un certain nombre de réflexions et attirer votre attention sur la situation actuelle de notre maison : aussi enthousiasmante sur le plan de ses activités et de ses relations avec le public, que catastrophique sur le plan économique. Il nous semble vital qu’elle puisse, au plus vite, reconstituer une trésorerie, déménager vers un autre lieu et bénéficier d’un budget en meilleure adéquation avec ses activités.
Vous nous avez renouvelé, lors de votre visite, votre soutien au développement de notre maison, avec son déménagement et sa transformation en pôle culturel européen. Lors de notre dernier entretien avec votre cabinet –il y a déjà un certain temps, celui-ci nous a confirmé ce soutien, mais en nous notifiant clairement qu’il se situait sur un plan moral.
Nous sommes bien conscients que les charges ne manquent pas au budget de la DAC et de la Ville de Paris, et que la « crise » ne favorise pas forcément le développement de projets. Mais nous restons profondément convaincus qu’un véritable espace d’action artistique et culturelle, indépendant et solidaire, pluridisciplinaire, de production et de diffusion, à vocation européenne, manque à Paris. Sans fausse modestie, nous pensons ne pas être les plus mal placés pour mener un projet ambitieux dans ce sens.
Vous connaissez nos activités et nos partenaires, et il me semble que nous avons faits nos preuves. On a parlé de nos activités jusque dans les négociations sous l’égide des Nations-Unies à Chypre… Vaclav Havel nous a cédé ses droits pour ses dernières pièces inédites… Les infirmières bulgares sont venues chez nous rencontrer leur comité de soutien, en présence de Christophe Najdovski… C’est chez nous que le Théâtre Libre de Minsk a été accueilli pour la première fois en France… Lors de l’une de nos dernières manifestations, « Russie en résistances », nos partenaires étaient Amnesty international, l’Assemblée Européenne des Citoyens, Avocats sans frontières, la Fédération internationale des Droits de l’Homme, Mémorial, Novaïa Gazeta, Reporters sans frontières, la Fondation Sakharov,… Nous accueillons continuellement de nombreuses personnalités du monde artistique, diplomatique et politique de la moitié de l’Europe…
Vous connaissez nos contraintes. Nous sommes une dizaine de personnes ici à travailler toute l’année, depuis six ans, sans lumière du jour. La configuration des locaux (pas de séparation entre les bureaux et l’espace public) complique considérablement un grand nombre d’activités, aussi bien dans l’accueil du public, que dans l’organisation des résidences et des formations. Nous sommes désormais quasi systématiquement en dépassement de notre capacité d’accueil, sans même parler de la jauge légale de notre lieu, bien trop réduite. Nous sommes constamment sollicités par de nombreux théâtres européens en tournée sans jamais pouvoir les accueillir. La plupart des établissements de la région avec laquelle nous travaillons fonctionnent dans des délais bien plus courts que leurs homologues occidentaux, ce qui rend très difficile toute possibilité d’accueil, alors que ces théâtres disposent souvent de la plus grosse partie des fonds nécessaires à leurs tournées.
Et c’est bien un public parisien qui vient désormais chez nous en nombre, parce qu’il sait qu’il pourra rencontrer des expériences artistiques et culturelles différentes, et tournées vers l’Europe. Il y a quelques temps encore, pour l’ouverture de notre festival du Printemps de Paris, 400 personnes sont venues participer à la fête de Novrouz. Violette Atal-Léfi était également présente, et pourra en témoigner si besoin. Mais vous connaissez déjà la place de notre maison dans le paysage culturel de la capitale. Une fenêtre inédite sur l’Europe, sur une autre Europe, encore méconnue, mais qui représente une part croissante de la population parisienne. Rappelons pour exemple notre initiative de constitution de la FACEF, la Fédération des associations culturelles européennes en Ile-de-France, véritable « Maison des Européens ».
Comme vous le savez, chaque année notre établissement est menacé de fermeture. Lors de nos précédentes difficultés, en 2009, nous avons lancé une pétition afin de sensibiliser nos tutelles au sort des objectifs que nous nous étions fixés. Notre réseau s’est fortement mobilisé, et notre appel à soutien a recueilli un millier de signatures (http://www.sildav.org/livredor). Cette mobilisation a contribué à la réévaluation de notre travail par nos divers partenaires institutionnels régionaux et nationaux, qui a abouti à une sensible augmentation de leurs financements, et une aide supplémentaire du Sénat. Nous avons également choisi de faire d’importants efforts d’économie et de gestion : suppression de postes, report ou annulation de divers projets. Grâce à tout cela, notre maison a pu sauvegarder l’essentiel de ses emplois et de son activité.
Aujourd’hui, la pression croissante sur les budgets culturels et les différentes orientations de politique culturelle de nos tutelles accentuent encore le paradoxe de notre situation. Il y a quelques temps Danielle Fournier déclarait à La Lettre du Spectacle combien elle estimait que « des lieux dynamiques comme la Maison d’Europe et d’Orient travaillent dans une fragilité financière permanente ». Je dois vous avouer que nous avons de plus en plus de difficultés à remplir nos missions dans des conditions professionnelles. Je ne connais pas avec précision le budget des autres établissements comparables au nôtre, mais je voudrais vous rappeler notre budget actuel :
(K€) |
2008 |
2009 |
2010 |
ETAT |
148 |
131 |
145 |
REGION |
89 |
109 |
108 |
VILLE |
39 |
64 |
35 |
FONDS PROPRES |
48 |
55 |
50 |
TOTAL |
324 |
359 |
338 |
Et plus en détail concernant la Ville :
(K€) |
2008 |
2009 |
2010 |
DAC/DPVI |
32 |
32 |
31 |
MAIRIE 12 |
7 |
4 |
4 |
INVEST |
0 |
28 |
0 |
TOTAL |
39 |
64 |
35 |
Dès le début de votre premier mandat, vous avez choisi de soutenir notre travail, et nous vous en sommes une nouvelle fois reconnaissants. Mais aujourd’hui la participation de la Ville ne représente plus qu’un faible pourcentage de notre budget global, et elle est même inférieure à nos fonds propres… Enfin si on regarde à quelles dépenses ces subventions sont affectées en priorité, on constate que la RIVP a de son côté fait passer le loyer de 17.520 euros en 2005 à 19.181 euros en 2010.
Pour vous donner une meilleure idée, la dernière subvention votée par le Conseil de Paris n’a simplement permis que de rembourser un trimestre d’avance de trésorerie faite par… ma mère. Car c’est bien ma propre mère qui a permis, depuis un an, la survie de notre établissement en payant les salaires de l’équipe, en attendant le versement de chaque subvention. Vous vous souvenez que le Crédit municipal de Paris a décidé de nous éliminer de sa clientèle et ne nous fait plus un seul centime de cadeau. Ma mère est récemment décédée, et ce fonctionnement, de toutes façons improbable, n’est plus possible.
Nous n’avons pu payer les salaires des deux derniers mois que grâce à un emprunt contracté auprès du fonds de solidarité de la NEF et du réseau Actes-if. Nous nous apprêtons à nous endetter encore davantage, auprès du fonds Paris Initiative (France active). Les charges sociales du dernier trimestre n’ont pas été payées, ni le loyer à la RIVP, et il n’y a plus un centime pour payer quoi que ce soit avant le versement des premières subventions, qui n’interviendra pas avant fin avril. Il y a donc urgence.
Comme vous le savez, Danielle Fournier a fait une proposition d’amendement pour le groupe Les Verts, pour une augmentation de notre subvention, notamment en raison de la situation de notre établissement. Malheureusement cet amendement n’a pas été adopté, le Parti Socialiste ayant voté contre. Je me suis adressé au président du groupe socialiste au Conseil de Paris, « par souci d’efficacité, afin de mieux comprendre la politique municipale et trouver une plus grande force de conviction », et pour « mieux connaître les motivations qui ont amené ce vote ». Malheureusement cette requête est restée lettre morte.
Il y a quelques temps, j’ai été contacté par Régis Hebette, devenu depuis co-président du réseau Actes-if, au sujet d’un mouvement d’occupation au 104. Etant membre du conseil d’administration de ce réseau, je m’y étais rendu pour l’entendre notamment me transmettre une suggestion d’une élue locale : « Pourquoi n’occupez-vous pas l’Echangeur, ou la Maison d’Europe et d’Orient ? » Amusant, flatteur, certes, mais... Régis Hebette m’a également fait part de l’entretien qu’il avait eu avec vous à l’occasion de cette occupation, concernant le financement de notre maison par la Ville. Je dois donc vous confirmer que le montant de l’aide de la Ville de Paris à notre établissement est bien en baisse.
Il y a quelques temps, vous avez pris l’initiative, via Anne Perrot, de consulter un panel de professionnels sur votre politique en matière de spectacle vivant. J’ai ainsi été invité à deux réunions au titre de représentant du Synavi, et demandé que soit également invité Frédéric Hocquard, alors président du réseau Actes-if, devenu depuis directeur d’Arcadi. Mais les chiffres ont été présentés la première année pour l’exercice budgétaire, puis la deuxième année pour la saison, rendant toute comparaison impossible. Au cours de ces réunions, nous avons entendu l’administration déclarer à plusieurs reprises que « aucun critère n’est éliminatoire à lui seul ». Lorsque j’ai présenté ensuite une demande d’aide à la création pour ma compagnie (concernant Balkans’ not dead), on m’a répondu que ma demande n’était pas recevable en raison du nombre insuffisant de représentations. Tous les critères étaient bien remplis –sauf un. A ma demande d’explication, on m’a répondu que le nombre de représentations n’était pas un « critère », mais une « condition ».
De même, suite à plusieurs réunions de travail avec l’administration, je vous ai adressé, au nom du Synavi, toute une série de propositions visant à améliorer le dispositif des aides à la création qui est, vous le savez, archaïque. Comment est-il possible, par exemple, après les évènements de 2003 liés à l’intermittence, que la Ville ne prenne toujours pas en compte le coût des répétitions dans ses calculs ? Vous avez répondu que vous donneriez un examen attentif à ces propositions.
Plus récemment, nous avons fait une nouvelle demande, concernant Cette Chose-là, du bulgare Hristo Boytchev. On nous a répondu que « vu l’origine du texte », la commission avait mandaté un de ses membres pour venir voir le spectacle et donner un avis en meilleure connaissance de cause. S’il avait été question de la Kabardino-Balkarie, ou de la Karatchayevo-Tcherkessie, j’aurais compris. Mais la Bulgarie est-elle un pays si lointain ? Les textes de Hristo Boytchev n’ont-ils pas déjà été montés, par Didier Bezace, au festival d’Avignon ? N’est-il pas l’un des auteurs contemporains européens les plus joués dans le monde ? Irina Bokova, qui fréquentait notre établissement lorsqu’elle était encore ambassadrice de Bulgarie, n’est-elle pas à présent directrice générale de l’UNESCO ? A la vue du spectacle, les représentants de la commission ont donné un avis favorable. Le montant de l’aide, pour 22 représentations avec un plateau de six acteurs, et une tournée dans deux théâtres nationaux à l’étranger, a été évalué entre 3 et 5.000 euros. Certes la jauge de notre maison est réduite, mais d’un coup, je me suis senti rajeunir. Après 20 ans de métier, voilà ma compagnie redevenue une structure émergente. Mais au-delà de l’anecdote, cela donne la juste mesure du travail qui reste à accomplir dans la construction européenne.
Les parisiens ont la chance de disposer, sur leur territoire, de différents réseaux, organisés ou non, dont peu de villes en Europe peuvent se targuer. Qu’ils s’agissent de centres de ressources, de pôles liés aux écritures théâtrales, de diverses revues, de structures de proximité à caractère solidaire, ou de celles opérant notablement sur le plan international. Vous les connaissez, nous en sommes.
Il nous semble qu’un certain nombre de ces structures, et la nôtre en particulier, remplissent de façon évidente une mission de service public supplémentaire à celle de la production artistique au sens strict. Elles remplissent, pour la plupart, une fonction largement reconnue par le public et par les professionnels comme étant d’utilité collective. Elles réalisent leurs activités aussi bien avec prestige, sur les plans local et international, qu’avec disponibilité, dans leur action culturelle de proximité. Vous le savez également, elles occupent une place nettement différente de celle que peuvent occuper les institutions.
Il nous semble que, de manières diverses, ces structures jouent un rôle crucial sur les plans économique et social, assurent une part non négligeable de la vie culturelle à Paris, qu’elles sont un maillon essentiel entre la diversité des publics et des cultures, qu’elles proposent un modèle tangible de développement durable.
Il nous semble que cet échelon de ces lieux dits « intermédiaires », pourtant crucial à notre sens, est mésestimé.
Peut-être certaines structures pourraient-elles faire l’objet d’une distinction de votre choix (conventionnement, labellisation, nouveau statut du type établissement municipal –ou mixte- à caractère solidaire ou international, etc…) et en tous cas, d’une nouvelle évaluation des moyens qui leur sont attribués.
Car à présent, en ce qui nous concerne plus directement, nous luttons quotidiennement pour trouver des moyens en adéquation avec nos activités et nos ambitions.
Fonctionner avec des locaux et des moyens trop réduits est désormais définitivement contre-productif. Nous sommes très reconnaissants à la Ville de Paris et à la Mairie du 12ème qui, avec l’attribution en 2004 des locaux passage Hennel à notre maison, lui a permis de s’ouvrir à un public plus large. Mais plus personne ne comprend à présent que le soutien de la Ville n’évolue pas sur un rythme comparable à celui de l’économie et de la construction européenne, et que des locaux et/ou des moyens plus importants ne soient pas attribués à notre maison.
Aujourd’hui, notre établissement est à un moment décisif. La suite logique de notre développement demande que notre projet prenne place dans un lieu un peu moins étroit. Notre reconnaissance à l’échelle parisienne et européenne est réelle, mais elle assimile bien trop, nous le pensons, les missions que nous défendons à un caractère confidentiel, voire semi-clandestin : une cave, une caverne exigüe, en contrebas, cachée dans le coude d’un passage. Un autre espace pourrait rendre possible l’accueil de véritables spectacles, pour une centaine de spectateurs, et la réalisation de notre projet de maison des associations européennes. Il permettrait à notre maison d’accueillir davantage de public, de participer à des projets d’envergure. Mais cela voudrait dire porter notre subvention à un niveau plus substantiel.
Pensez-vous qu’une telle perspective, à court ou moyen terme, soit envisageable ?
Nous avons nombre de projets passionnants pour 2011. Organiser une fête de Novrouz (classée l’année dernière au patrimoine immatériel de l’UNESCO) plus large, avec la Maison d’Asie centrale ; la 8ème édition du Printemps de Paris ; une nouvelle manifestation, « Nulle part (ailleurs) » avec Bernard Dréano et l’Assemblée européenne des citoyens, avec l’accueil d’artistes de Chypre du nord, du Haut-Karabagh, du Kosovo et d’ailleurs ; une autre nouvelle manifestation, « l’Europe des théâtres », qui rencontre déjà un engouement fulgurant, et qui se déroulera dans plusieurs lieux parisiens aussi bien que dans différentes villes en Europe, pendant tout le mois de juin ; des partenariats avec plusieurs festivals de cinéma, européen et étudiant ; un festival de musique. Nous participerons à la Semaine des cultures étrangères, à la Journée européenne des langues, au Passeport pour les langues (pour lequel nous proposons plus d’une quinzaine d’ateliers gratuits, soit environ un tiers du programme du FICEP), à la Nuit blanche, etc. Nous avons deux anthologies en préparation, une concernant la Croatie, dont j’espère qu’on ne tardera plus encore à annoncer l’entrée dans l’union, et une autre concernant la Biélorussie. Nous tournerons Cette Chose-là, notre dernière création, dans une demi-douzaine de pays d’Europe, et proposerons une nouvelle création, Le Démon de Debarmaalo, dont je vous livre ci-après un court extrait : une histoire qui vient de l’Ile de la Cité et a fait le tour du monde avant de nous revenir, huit siècles plus tard.
Pensez-vous qu’un tel programme puisse bénéficier d’un soutien renforcé de la Ville de Paris ?
Je serais très heureux de vous rencontrer à nouveau pour m’en entretenir avec vous.
Je vous prie de croire, Monsieur l’Adjoint au Maire, Cher Christophe Girard, à l’assurance de nos sentiments respectueux et dévoués.
Dominique Dolmieu.